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La Palestine : tapis, citrons, occupation

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Active Stills, Famille Tanboura, Beit Lahiya, 25/08/2014, trois morts dont deux enfants.

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L’exposition organisée par le collectif (Un)Common Ground (jusqu’au 26 février) au centre d’art Largo à Lisbonne (désormais hébergé temporairement dans une ancienne caserne de la Garde Nationale Républicaine, en attente de sa transformation en immeuble résidentiel) comprend trois parties : deux expositions, Frontières poreuses et Visions de paysages en voie de disparition (commissariat de Rula Khoury pour la première et de Debby Farber pour la seconde), plus un mur extérieur de photographies du collectif palestino-israélien Active Stills. Ce mur comprend une centaine d’images en tableaux ou en grand format sur les thèmes de la démolition des maisons, de l’expansion des colonies, des bombardements de Gaza, de la résistance, des checkpoints et des familles décimées. Ceci permet dès l’abord de saisir l’écart qui sépare une photographie documentaire, comme celle que pratiquent les membres d’Active Stills, d’une interprétation artistique et créative de la réalité, comme le font les artistes exposés à l’intérieur. Non que la frontière entre les deux soit étanche (comme, en France, en témoignent Bruno Serralongue ou Luc Delahaye, et bien d’autres), et d’ailleurs le travail sériel d’Active Stills sur les disparus le montre bien, avec des portraits de Palestiniens tués lors des bombardements de Gaza tenus en main par un parent survivant. Mais, dans un cas, la volonté documentaire et le témoignage militant priment sur l’esthétique, et le message est clairement délivré, sans recul, sans distance ; alors que dans l’autre cas, l’intérêt (le mien, en tout cas) naît d’abord de la forme et de la subtilité des images, derrière lesquelles on perçoit la sensibilité de l’artiste (c’est, par exemple, une des grandes forces de Taysir Batniji dont l’œuvre est biographique avant d’être politique, universelle plutôt que purement palestinienne).

Samira Badran, Memory of the Land, 2017, film d’animation, 12’50, capture d’écran

À l’intérieur, par exemple, il est aussi question de checkpoints, mais de manière bien différente. Samira Badran (dont j’avais admiré à Sharjah un travail sur ce même sujet) a réalisé un film d’animation, Memory of the Land, où un corps meurtri est prisonnier d’un checkpoint, soumis à la violence de l’occupation, se heurtant aux murs, aux barrières, aux tourniquets, tentant de s’échapper, en vain. Ce corps, réduit au bassin et aux jambes, acéphale, court en tous sens, son genou gauche est doté d’un oeil, le droit est blessé et sanguinolent, peut-être son cœur. Lui seul est coloré dans cet univers tout gris ; ses compagnons de misère semblent des fantômes. Les occupants geôliers s’expriment dans un langage inventé dont la violence sonore perce nos oreilles comme le corps du personnage est percé par leur violence physique. Pendant ces 13 minutes, on reste suspendu, le souffle court, l’horreur dans nos yeux. Quiconque est, une fois dans sa vie, passé par un checkpoint (certes, dans mon cas, comme un étranger privilégié) ne peut se détacher de ces images.

Jumana Emil Abboud, Smuggling Lemons (Galilee, Jerusalem, Qalandiya), 2006, vidéo, 20′, capture d’écran

C’est avec des citrons que Jumana Emil Abboud se confronte au checkpoint et témoigne contre l’occupation de son pays. Des citrons d’un jaune éclatant qu’elle a cueillis dans la ferme de sa famille en Galilée, qu’elle transporte dans la Vieille Ville de Jérusalem au milieu de la foule bigarrée et sonore (ci-dessus Porte de Damas), puis dans le taxi collectif qui longe le mur silencieux, hostile, le long duquel la caméra glisse, contrastant la brillance du citron et la grisaille du mur, jusqu’au checkpoint de Qalandyia. La caméra la suit entre les barreaux, face aux interdictions, dans l’attente du feu vert pour avancer ; les citrons se coincent sur le tapis roulant du détecteur, les images basculent, il est interdit aussi de filmer. Continuant à pied, elle dépose rituellement ses six citrons dans un terrain vague après le checkpoint, selon la même disposition que dans le jardin de ses grands-parents au début, unissant ainsi symboliquement les terres palestiniennes séparées par le mur, puis elle retraverse le checkpoint en sens inverse. Elle est vêtue de noir et porte des gibecières rouges dans lesquelles elle transporte ses citrons, comme les grenades d’un combattant. Dans ce film de 20 minutes, on passe des corps mouvants de la Vieille Ville au désert vide le long du mur, puis aux corps contraints du checkpoint ; on passe des bruits vivants de la ville au son monotone du moteur du taxi, puis aux aboiements aveugles en hébreu du checkpoint. Cette contrebande de citrons (elle offrira ensuite leur jus aux habitants de Ramallah) est dans la continuité de son travail sur les traditions palestiniennes, les contes de fées et l’évocation d’un temps où chaque famille palestinienne avait un jardin avec de la vigne, un citronnier, un figuier, un olivier et un grenadier.

Fatma Shanan, Carpets on a flat roof, 2017, vidéo, 13′ , capture d’écran

Et c’est avec des tapis que Fatma Shanan témoigne contre l’occupation. Des tapis que, dans sa ville de Julis en Galilée, des jeunes gens et des jeunes filles de la ville, comme dans une performance chorégraphiée, installent sur le toit de la maison de sa famille, dans la rue devant elle et dans son jardin, composant une mosaïque colorée et se réappropriant ainsi l’espace que leurs parents ou grands-parents ont perdu il y a 75 ans lors de la Nakba. Les motifs traditionnels des tapis et les corps des jeunes protagonistes composent comme un immense tapis que la caméra intègre comme un élément du paysage en s’élevant, portée par un drone. Fatma Shanan est avant tout une peintre et le tapis est un leitmotiv dans son oeuvre. Avec elle, les tapis n’ont plus seulement un rôle pratique et domestique, ils acquièrent un rôle culturel, identitaire, politique. Ils sortent de l’intimité de la maison pour être exposés dans ces espaces semi-publics, encore liés au foyer, mais visibles par l’étranger, par l’Autre, qu’ils défient, comme pour affirmer : « Nous ne resterons pas confinés dans la peur, mais nous franchirons les frontières qu’on veut nous imposer et nous occuperons l’espace public ; nous ne resterons pas des motifs folkloriques orientalisés, mais nous affirmerons notre identité ».

Miki Kratsman & Shabtai Pinchevsky, Anti-Mapping, Al-Jammama, 17/12/2018 13h27, photographie.

Ce sont des vues aériennes bien plus tragiques que proposent Miki Kratsman et Shabtai Pinchevsky. Kratsman (qui est par ailleurs président de l’organisation Breaking the Silence) est passé, comme évoqué plus haut, d’un travail de photojournaliste reportant, entre autres les intifadas, à un travail plus distancé, plus créatif, plus artistique (voir ce livre avec Ariella Aïsha Azoulay). Avec son ancien étudiant Pinchevsky, adepte de l’exploration des archives photographiques et de leur reconstitution, il présente ici des photos aériennes de trois des 500 (ou plus) villages palestiniens détruits par les troupes sionistes lors de la Nakba, dans un projet titré Anti-Mapping. Alors que, dans le reste du monde, on a accès, via Google Earth par exemple, à des photographies aériennes avec une résolution de 0,5 m2 par pixel, Israel interdit au-dessus de son territoire et de ceux qu’il occupe une résolution meilleure que 2,5 m2 par pixel. Kratsman et Pinchevsky ont donc contourné cette censure en réalisant leur propre « anti-cartographie » de ces villages : on peut donc y distinguer, dissimulés par la végétation, les vestiges indigènes, ruines de maisons ou de clôtures, traces de chemins abandonnés. Chaque image est taguée : coordonnées, altitude, heure et date de la prise de vue. Ci-dessus, à Al-Jammama, on peut distinguer des bâtiments, un mur, des traces de rues. Dans l’exposition, le spectateur scrute ces images, tentant d’y discerner une rupture dans la continuité de l’image, indice brun au milieu des aplats verts, un punctum du passé nié par l’histoire des vainqueurs qui font tout pour l’invisibiliser. Au-delà de l’aspect documentaire, c’est cette interaction délibérée avec l’image qui donne autant de force à ces images.

Miki Kratsman & Shabtai Pinchevsky, Anti-Mapping, Tantura, 03/01/2022 11h00, photographie

L’image ci-dessus concerne le village de Tantoura qui non seulement fut détruit, mais fut le site d’un des nombreux massacres de civils, deux cents d’entre eux sont enterrés dans une fosse commune sous le parking près de la plage ; massacre nié par Israel, l’étudiant qui le documenta le premier fut ostracisé, et ce n’est que récemment qu’ont commencé à émerger les souvenirs des soldats massacreurs. Dans cette image, aucune ruine n’est visible : l’invisibilité totale des Palestiniens, telle qu’organisée par l’état israélien.

Ryuichi Hirokawa, The Nakba Archives, Ain Hawd, 1970- , photographie

Le seul artiste venant d’ailleurs, Ryuichi Hirokawa (le photographe du massacre dans les camps de Sabra et Chatila), juxtapose les photographies actuelles de quatre des 500 villages palestiniens détruits avec celles de familles originaires de ces villages, désormais exilées et réfugiées dans des camps. L’un est entièrement rasé, rien ne subsiste ; un autre a encore des maisons en ruine sur des terrasses ; dans un troisième, des Juifs ont occupé la mosquée et y habitent. Le quatrième, ci-dessus, est l’exemple le plus édifiant : le village de Ayn Hawd, une fois ses habitants tués ou expulsés, est devenu une colonie artistique avec deux musées, 22 galeries et 14 ateliers pour artistes. Il a été créé par Marcel Janco, passé de Dada à la colonisation, et, comble d’ironie, il héberge un morceau du Mur de Berlin, un merveilleux symbole d’inconscience : on n’aurait pu trouver mieux que de transplanter dans un village détruit par la colonisation la ruine d’un mur détruit par la démocratie. Si vous visitez ce charmant village, on vous racontera son histoire, qui commence en 1949 : avant, bien sûr, rien.

Sharif Waked, Bathing Time, 2012, vidéo, 2’12, capture d’écran

Tout aussi absurde que l’importation du Mur de Berlin est l’action de l’association israélienne Starting Over Sanctuary, qui, pendant que les habitants de Gaza sont tués par l’armée de son pays, « sauve » les ânes de Gaza de l’abattoir : un sens des priorités édifiant (et comme ils ont trop d’ânes, certains ont été exportés en France). Sharif Waked, toujours ironique, nous montre un âne qui a échappé à ce trafic : il est devenu zèbre au zoo de Gaza, où ses prédécesseurs, les vrais zèbres, sont morts des suites des bombardements ou de famine. Faire venir un zèbre d’Égypte par les tunnels aurait été trop coûteux, le propriétaire du zoo s’est donc contenté de peindre un âne. Dans la vidéo de Waked, celui-ci prend une douche et les couleurs s’en vont. Une belle allégorie de l’état de la Palestine : faire comme si, comme si le blocus n’existait pas, comme si c’était un vrai zèbre, comme si c’était un vrai pays. Dans la même salle, Hanna Qubty joue sur la similitude entre arabe et hébreu dans une vidéo avec poisson peint en rouge et poisson peint en bleu autour du personnage du pessoptimiste (ou optissimiste ou peptimiste, selon les éditions) de Émile Habibi. Et les lampions de Mohamed Abusal éclairent au gaz les nuits de Gaza. À noter aussi quelques conférences (dont Shlomo Sand), la projection prochaine du film Tantura d’Alon Schwartz, et de nombreux ouvrages traduits en portugais.

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